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Le Proces verbal - J.M.C. Le Clézio



lunedì 27 aprile 2009 leggono Alain Leverrier Silvia Baroni 
"Con i suoi numerosissimi libri Le Clézio avrebbe contribuito a promuovere una non comune riflessione sul tema del viaggio, del confronto e dell’incontro fra popoli e civiltà, favorendo in sostanza la presa di coscienza e l’interesse per la causa delle popolazioni in via di scomparsa"(M. Dotti, "Le Clézio se questo è un Nobel", Il Manifesto, 10 ottobre 2008)
"Lo splendore della terra, il sole, il mare, le vaste distese, l’irrefrenabile sentimento di libertà generato da ogni una nuova partenza – queste sono le forze che prevalgono sul rammarico per il cammino intrapreso dalla nostra civiltà"(H. Engdahl, membro Comitato Nobel, Segr. Acc.di Svezia, 10 dicembre 2008)
« Pour moi, Le Clézio c’était un Pierre Loti contemporain. Un transfuge du National Geographic. Un conteur facile. Un enchanteur, pourquoi pas. Le prix Nobel non seulement me le fait découvrir mais me montre à quel point il nous manque aujourd’hui un jeune auteur de cette trempe » David Gray, critico letterario.


J .M.G. Le Clézio Il verbale  2005 :duepunti edizioni – Palermo, Traduzione di Silvia Baroni e Francesca Belviso
pp. 19-20

(…) Per gradi, riuscì a ricomporre un universo di terrori infantili. Visto dal telaio rettangolare della finestra, il cielo sembrò pronto a staccarsi e abbattersi sulle nostre teste. Il sole, idem. Osservò il pavimento, e lo vide fondere all’improvviso, bollire, o colare sotto i suoi piedi come metallo incandescente. Gli alberi si animarono, esalando veleni. Il mare iniziò a gonfiarsi, mangiò la stretta sponda grigia della spiaggia, e poi salì, salì all’assalto della collina, per sommergerlo, verso di lui, neutralizzarlo, inghiottirlo nei suoi flutti sporchi. Sentì nascere da qualche parte i mostri fossili, che ora si aggiravano intorno alla villa, facendo scricchiolare i loro piedi giganti. La paura crebbe senza freni, Adam non riuscì più a trattenere l’immaginazione e il furore: persino gli uomini divennero ostili, barbari, le loro membra si coprirono di pelo, le teste rimpicciolirono, e avanzarono a ranghi serrati, attraverso la campagna, cannibali, vigliacchi o feroci. Le farfalle notturne si accanirono sul suo corpo, lo morsero con le mandibole, lo avvolsero nel velo di seta delle loro ali pelose. Dalle pozze d’acqua sorse un intero popolo bardato di tutto punto, parassiti e gamberetti, crostacei rudi, misteriosi, bramosi di strappargli brandelli di carne. Le spiagge si coprirono di esseri bizzarri, che venivano ad aspettare chissà cosa, con i loro piccoli. Vagarono per le strade, gridando e ringhiando, strani animali multicolori con armature lucenti. Si rivelò all’improvviso una vita intensa, intestina, concentrata, pesante e incongruente come una fauna sottomarina. A poco a poco Adam si raggomitolò nel suo angolo, pronto a lanciarsi, a difendersi, in attesa dell’attacco supremo che lo avrebbe dato in pasto a quelle creature.

J.M.G. Le Clézio - Le procès-verbal – (P.112-121 ed. Folio 1981)
Capitolo H
(…) Adam était monté dans la salle de séjour du premier étage, là où il s'était allongé une fois sur le billard avec Michèle. Il n'y était pas retourné depuis, en principe parce qu'il n'y avait pas pensé; à moins que ce ne fût par paresse d'avoir á grimper le petit escalier de bois qui menait à 1'étage.
Puis il s'était rappelé le billard, et il s'était dit qu'il pourrait passer quelques heures á jouer. C'était pour cela qu'il était revenu.
Il ouvrit donc la fenêtre, et repoussa un des volets afin d'y voir clair. Il chercha un peu partout les boules de billard; il pensait que les propriétaires les avaient cachées dans un meuble, et il força tous les tiroirs avec un couteau. Mais il n'y avait rien, ni dans la commode, ni dans le buffet, ni dans l'armoire, ni dans la petite table en bois de citronnier, à part de vieux journaux et de la poussière.
Adam entassa les journaux par terre, pour les lire plus tard, puis retourna vers le billard ; il découvrit alors, sur le côté droit du meuble, une espèce de tiroir fermé á clé, où on pouvait imaginer que les boules devaient tomber après être passées par les trous de la table de jeu. Avec son couteau, Adam creusa une ouverture autour de la serrure. Il mit bien vingt minutes avant de pouvoir forcer le tiroir. A l'intérieur, il trouva effectivement une dizaine de boules d'ivoire, les unes rouges, les autres blanches (…).
Il joua au billard tout seul pendant quelques minutes ; il projetait les boules les unes contre les autres, sans trop faire attention aux couleurs. Une fois, il arriva à en faire tomber quatre du même coup. Mais à part cette fois-là, qui semblait plutôt due au hasard qu'à autre chose, il dut reconnaître qu'il n'était pas très fort (…).
A la fin, Adam renonça à jouer au billard ; il prit les billes et les lança sur le plancher, s'essayant au jeu de boules. Il n'était pas plus adroit pour cela, notez, mais les boules en tombant sur le plancher faisaient un certain bruit, et créaient certains mouvements, de sorte qu'on pouvait s'y intéresser davantage, et même s'en satisfaire.
De toute façon, c'est pendant qu'il s'amusait à ce jeu-là qu'il vit 1e rat. C'était un beau rat musclé, debout à l'extrémité opposée de la pièce, sur ses quatre pattes roses, et qui le regardait avec insolence. Adam, en le voyant, se mit tout de suite en colère ; il essaya de l'attraper avec une boule de billard, pour le tuer, ou au moins lui faire très mal; mais il le manqua.. A plusieurs reprises, il recommença. Le rat ne semblait pas avoir peur. Il regardait Adam dans les yeux, sa tête blême tendue en avant, le front plissé. Quand Adam lançait sa balle d'ivoire, il faisait un bond de côté, en jetant une espèce de petit couinement plaintif. Lorsqu'il eut lancé toutes les boules, Adam s'accroupit sur ses talons, de façon à se trouver environ à la hauteur des yeux de l'animal. Il pensa qu'il devait habiter comme lui la maison, peut-être depuis moins longtemps. Il devait sortir la nuit, de quelque trou de meuble, et trotter du haut en bas de la villa, à la recherche de nourriture(…)
Adam le regardait et écoutait intensément et il lui trouvait un air de parenté avec lui-même. Il pensa que lui aussi, aurait pu se terrer le jour, entre deux planches vermoulues, et vagabonder la nuit ; chercher des miettes entre les lattes du plancher, et avoir, de temps à autre, la chance de tomber, au détour d'une cave, sur une portée de cancrelats blancs, dont il aurait pu faire une belle fête.
Le rat le fixait toujours avec ses deux yeux bleus, sans bouger ; autour de son cou, il y avait des bourrelets de graisse, ou de muscles. Compte tenu de sa taille, qui était légèrement supérieure à la moyenne, et de ces fameux bourrelets de muscles ramollis, ce devait être un rat avancé en âge. Adam ne savait pas combien de temps vivent les rats, mais il pouvait facilement lui accorder quatre-vingts ans. Peut-être était-il déjà à moitié mort, à moitié aveugle, et incapable de se rendre compte qu'Adam lui voulait du mal.
Lentement, doucement, insensiblement, Adam oublia qu'il était Adam, qu'il avait des tas de choses à lui, en bas, dans la chambre, au soleil ; des tas de chaises longues, des journaux, des gribouillis de toutes sortes, et des couvertures imprégnées de son odeur, et des bouts de papier, sur lesquels il avait écrit, comme pour des lettres, « ma chère Michèle » (...)
Adam se transformait en rat blanc, mais d'une métamorphose bizarre ; il gardait toujours son corps à lui, ses extrémités ne devenaient pas roses, et ses dents de devant ne s'allongeaient pas ; non, ses doigts sentaient toujours le tabac, ses aisselles la sueur, et son dos restait plié en avant, dans la position accroupie, tout près du plancher, conditionné par la double cambrure de la colonne vertébrale.
Mais il devenait rat blanc parce qu'il se disait rat blanc ; parce qu'il avait tout d'un coup l'idée du danger que représente la race humaine, pour l'engeance de ces petits animaux myopes et délicats. Il savait qu'il pouvait couiner, courir, ronger, regarder avec deux petits yeux ronds sans paupières, bleus et courageux; tout cela serait inutile. Un homme comme lui suffirait à jamais ; il n'aurait qu'à vouloir faire quelques pas, élever son pied un peu en l'air, pour que le rat soit tué, écrasé, les côtes brisées, la tête oblongue traînant sur le bois du parquet, dans une minuscule mare d'humeur et de lymphe.
Et soudain, devenu la peur, métamorphosé en le danger-pour-les-rats-blancs, il se leva ; ce qu'il avait plein la tête, ce n'était plus de la colère, ni du dégoût, ni quoi que ce soit de cruel. C'était à peu près l'obligation, de tuer.
Il décida de faire les choses raisonnablement. II ferma d'abord portes et fenêtres, pour que la bête ne puisse pas s'enfuir. Puis il alla ramasser les boules de billard ; quand il s'approcha, le rat recula un peu en arrière, dressant ses oreilles courtes. Adam posa les boules sur le tapis du billard, et commença à parler au rat… :
« Tu as peur de moi, hein ? Rat blanc... Tu as peur... Tu veux faire comme si tu n'avais pas peur... Avec tes yeux ronds... Tu me regardes ? Je reconnais que tu es courageux, rat blanc. Mais tu sais ce qui t'attend. Ils le savent tous, tous ceux de ton espèce. Les autres rats blancs. Et les gris, et les noirs. - Ce que je vais te faire, tu l'as attendu depuis longtemps. Rat blanc, le monde n'est pas fait pour toi. Tu n'as doublement aucun droit de vivre : d'abord, tu es un rat dans un monde d'hommes, avec des baraques d'hommes, et des pièges, et des fusils, et de la mort-aux-rats. Ensuite, tu es un rat blanc dans un pays où les rats sont noirs en général. Alors, tu es ridicule, et ça fait une raison de plus... » (…)
Il se sentait devenir géant tout à coup ; un type très grand, dans les trois mètres de taille, débordant de vie et de puissance. Un peu devant lui, contre le mur du fond, placée à côté du carré de lumière livide qui venait de la fenêtre, la bête était campée sur ses quatre pattes roses, avec beaucoup de patience.
« Sale rat! » dit Adam. « Sale rat! »
Et il lança la première boule, de toutes les forces dont il était capable. Elle éclata sur le haut de la plinthe, quelques centimètres à gauche de l'animal, avec un fracas de tonnerre. Une demi-seconde après, le rat blanc fit un bon de côté, en criant. Adam exulta.
« Tu vois! Je vais te tuer ! Tu es trop vieux, tu n'as plus de réflexes vilain rat blanc. Je vais te tuer !»
Et puis il se déchaîna. Il lança cinq ou six boules les unes après les autres; quelques-unes se cassèrent contre le mur, d'autres rebondirent sur le plancher et vinrent rouler près de ses pieds. Une des boules, en se brisant, envoya un éclat sur la tête du rat, juste derrière 1'oreille gauche, et le fit saigner. Le rongeur se mit à courir le long du mur, et de sa gueule ouverte sortit comme un souffle d'air sifflant. Il se précipita vers l'armoire pour se cacher, et dans sa hâte donna du museau contre l'angle du meuble; il disparut dans la cachette en glapissant.
Adam, incapable désormais de se tenir sur ses jambes, tomba à quatre pattes. Il balbutia avec fureur :
« Sors de là, sale bête ! Sale rat ! rat ! sale rat ! sors de là !»
Il envoya quelques boules de billard sous l'armoire, mais le rat blanc ne bougea pas. Alors il se traîna sur les genoux et fouilla dans l'ombre avec son bâton de bambou. Il cogna quelque chose de mou contre le mur. Le rat finit par sortir et courut à l'autre bout de la pièce. Adam rampa vers lui, son couteau de cuisine à la main. Avec ses yeux, il accula la bête contre un mur: il vit le pelage raide un peu souillé de sang, vers l'occiput. Le corps chétif pantelait; les côtes se soulevaient et retombaient spasmodiquement ; les yeux bleu pâle étaient exorbités par la peur. On lisait dans deux cercles noirs enchâssés au fond des prunelles transparentes, une idée de la fatalité, l'inspiration d'un dénouement chargé de mort et d'angoisse, un reflet humide et mélancolique; cette peur était mêlée d'une nostalgie secrète, ayant rapport à beaucoup d'années heureuses, à des kilogrammes de grains de blé ou de tranches de gruyère, savourés doucement parmi la pénombre fraîche des caves des hommes.
Et Adam sut qu'il était cette peur. Il était un danger colossal, couvert de muscles, si on veut une espèce de rat blanc géant avide de dévorer ses congénères. Tandis que le rat, le vrai, devenait à cause de sa haine et de sa terreur, un homme. Des tressaillements nerveux secouaient le corps du petit animal, comme s'il allait pleurer, ou tomber à genoux et réciter des prières. Arc-bouté sur ses quatre pattes, Adam avançait en criant, en grognant, en marmonnant des injures ; les mots n'existaient plus (…) Adam était perdu en plein abstrait ; il vivait, ni plus ni moins : il lui arriva même de couiner.
Il empoigna des boules et les jeta sur la bête, cette fois touchant juste, brisant des os, faisant claquer des chairs sous le pelage, en criant des mots sans suite, comme, « rat! », « crime ! crime ! », « salaud ! rat blanc !», « crie, crie, arrah ! », « écraser !...» «je tue», « rat ! rat ! rat ! rat !»
Il jeta le couteau, la lame la première, et couvrit les paroles du rat blanc avec une des injures les plus basses qu'on puisse jamais adresser à ce genre d'animaux : « Sale, sale chat! »
J.M.G. Le Clézio - Le Procès-verbal - ed. folio 1981 P.296-308

« Ce n'est pas vrai » dit Adam. « Ce n'est pas vrai. Parce que vous confondez. Vous confondez l'existence comme réalité vécue et l'existence comme cogito, comme point de départ et point d'arrivée de la pensée. Vous croyez que je suis en train de parler de concepts psychologiques. C'est ce que je n'aime pas avec vous. Vous voulez toujours introduire partout vos satanés systèmes d'analyses, vos trucs de psychologie. Vous avez adopté une fois pour toutes un certain système de valeurs psychologiques. Propres à l'analyse. Mais vous ne voyez pas, vous ne voyez pas que je suis en train d'essayer de vous faire penser - à un système beaucoup plus grand. Quelque chose qui dépasse la psychologie. Je veux vous amener à penser à un système énorme. A une pensée, en quelque sorte, universelle. A un état spirituel pur. Vous voyez, à quelque chose, qui soit un comble du raisonnement, un comble de la métaphysique, un comble de la psychologie, de la philosophie, des mathématiques, et de tout, de tout, de tout. Oui, c'est tout à fait ça : quel est le comble de tout? C'est d'être d'être. »
Il dirigea ses paroles vers Julienne R...
«C'est parce que j'ai parlé d'un état d'extase, tout à l'heure. Alors, vous l'avez assimilé à un fait psychologique. Quelque chose qui se soigne. Quelque chose comme: délire paranoïde pathologique etc. Je m'en fous. Je vais essayer de vous dire ce que c'est, et puis ça sera fini. Après ça, ne me demandez pas ce que je pense de Parménide, parce que je ne pourrai plus vous le dire... »
Adam repoussa sa chaise en arrière ; il se coinça le dos contre le pan de mur. C'était un mur froid et solide, carrelé de blanc, qu'on pouvait facilement associer à soi, soit pour la lutte, soit pour le sommeil. De plus, il allait certainement retentir des vibrations de la voix d'Adam, transmises par son dos, et les répercuter à travers toute la pièce, lui épargnant ainsi la fatigue de parler haut. Adam expliqua, en articulant à peine :
« Je peux vous parler de quelque chose qui s'est passé il y a un ou deux ans, et qui n'a rien à voir avec les trucs de Dieu ou d'auto-analyse, ou quoi que ce soit du même genre. - Naturellement, vous êtes libres de l'analyser selon les critères psychologiques habituels si ça vous fait plaisir. Mais je crois que ça ne servirait à rien. C'est pour ça d'ailleurs que je fais exprès de choisir quelque chose qui semble n'avoir aucun rapport avec Dieu, la métaphysique et tous ces trucs-là.»
Il s'arrêta et regarda Julienne. Il vit son visage bouger imperceptiblement, vers la base des narines et autour des yeux, comme sous l'impulsion d'une colère compliquée. Et, brusquement, sans que personne d'autre ne se fût aperçu du changement, il se sentit atrocement ridicule. Il se pencha en avant, abandonnant son point d'appui, s'offrant aux meurtrissures des regards ennemis. Et il dit calmement, conscient de tout son être que seule la jeune fille blonde pouvait le comprendre :
« Oui...»
Il répéta, avec un intervalle de 7 secondes :
« Oui ------ Oui »
Elle dit :
« Continuez. »
Adam rougit. Il replia ses jambes sous sa chaise, comme s'il allait se lever. C’était comme si, à la faveur de ces quelques instants, d'un regard faiblement cerné de bistre d'une jeune fille inconnue, et de ce mot, « continuez», lancé à gorge retenue, issu d'infimes tergiversations de l'esprit, un pacte amical avait été signé entre eux. A son tour, elle éteignit son bout de cigarette de la pointe de ses escarpins noirs. La situation ressemblait bizarrement, pour la forme et pour le fond, à celle d'un homme et d'une femme étrangers l'un à l'autre, brusquement conscients d'avoir été fixés côte à côte sur la même pellicule par un photographe à la sauvette.
«Pas la peine» grogna Adam, « vous n'aimez pas le genre anecdotique. »
Elle ne dit rien, mais baissa la tête ; un petit moins que la première fois, pourtant, de sorte que seule la partie antérieure du S fut visible. Par contre, le mouvement fut suffisant pour relâcher le décolleté de la robe, et Adam aperçût, entre la naissance des seins, deux fils argentés, les deux côtés d'une chaîne. Elle se terminait sûrement plus bas, contre les bonnets du soutien-gorge, par une petite croix de nacre, ou par une médaille de la Sainte Vierge sertie d'aigues-marines. L'idée de cacher quelque chose d'un peu sacré, l'image d'un dieu, centre la partie la plus éminemment biologique d'un corps de femme, était baroque. C'était enfantin, attendrissant, ou bien prétentieux. Adam regarda les autres. Tous, sauf l'étudiant à lunettes noires, qui prenait des notes dans son cahier, et la fille Martin qui parlait avec le médecin-chef, donnaient des signes de lassitude. L'ennui avait maintenant remplacé la gêne; il prenait des formes bizarres, cauchemardesques, semblait recommencer éternellement les mêmes gestes, les mêmes sons, les mêmes odeurs.
Adam pressentit que ça pouvait durer encore un quart d'heure, mais sûrement pas plus ; il décida de profiter au maximum du temps qui lui restait.
« Non, je vais vous dire, ce n'est pas la peine. Ce n'est pas seulement parce que vous n'aimez pas ça, le genre anecdotique, - mais aussi parce que, d'une certaine manière, du point de vue de la vérité, du point de vue réaliste, ce n'est pas ça, non plus. »
« Pourquoi non? » dit Julienne.
« Parce que c'est de la littérature. Tout bonnement. Je sais, on fait tous de la littérature, plus ou moins, mais maintenant, ça ne va plus. Je suis vraiment fatigué de - C'est fatal, parce qu'on lit trop. On se croit obligé de tout présenter sous une forme parfaite. On croit toujours qu'il faut illustrer l'idée - abstraite avec un exemple du dernier cru, un peu à la mode, ordurier si possible, et surtout - et surtout n'ayant aucun rapport avec la question. Bon Dieu, que tout ça est faux ! ça pue la fausse poésie, le souvenir, l'enfance, la psychanalyse, les vertes années et l'histoire du Christianisme. On fait des romans à deux sous, avec des trucs de masturbation, de pédérastie, de Vaudois, de comportements sexuels en Mélanésie, quand ce ne sont pas les poèmes d'Ossian, Saint-Amant ou les canzonettes mises en tabulatures par Francesco da Milano. Ou: Portrait d'une Jeune Dame par Domenico Veneziano. Shakespeare. Wilfrid Owen. Joâo de Deus. Léoville Lhomme. L'intégralisme. Fazil Ali Clinassi, &c. &c. Et le mysticisme de Novalis. Et la chanson de Yupanqui Pachacutec :
Tel un lys des champs je suis né
Tel un lys, j'ai grandi
Puis le temps a passé
La vieillesse est venue
Je me suis desséché
Et j'en suis mort.

Et Quipucamayoc. Viracocha. 
Capacocha-Guagua. Hatunrincriyoc. Intip-Aclla. Les promesses de Menéphtah. Jéthro. Le kinnor de David. Sénéque le Tragique. Anime, parandum est. Liberi quondam mei, vos pro paternis sceleribus poenas date. Et tout ça : les cigarettes Markovitch, la Coupe Vétiver, Wajda, les cendriers Cinzano, le crayon à bille, mon crayon à bille Bic n° 576 - reproduction « AGRÉÉ 26/8/58. J. 0.» Tout ça. Hein? Est-ce que c'est juste. Est-ce que ça veut dire quelque chose? Est-ce que c'est juste? »
Adam passa la main dans ses cheveux ras. Il sentit qu'en faisant cela, il ressemblait à un Américain.
«Vous savez quoi ? dit-il ; « vous savez quoi? Nous passons notre temps à faire de la saloperie de cinéma. Du cinéma, oui. Du théâtre aussi, et du roman psychologique. Nous n'avons plus grand-chose de simple, nous sommes des cafards, des demi-portions. De vieilles loques. On dirait que nous sommes nés sous la plume d'un écrivain des années trente, précieux, beaux, raffinés, pleins de culture, pleins de cette saloperie de culture. Ça me colle dans le dos comme un manteau mouillé. Ça me colle partout. »
« Eh - qu'est-ce qui est simple, à ce compte-là? » intervint, assez mal à propos, l'étudiant à lunettes.
« Comment, qu'est-ce qui est simple? Vous ne le savez pas? Vous ne vous en doutez donc pas quand même un peu, vous ? » Adam eut un geste vers sa poche pour prendre le paquet de cigarettes, mais, nerveusement, sa main s'arrêta.
« Vous ne la voyez donc pas, cette vie, cette putain de vie, autour de vous? Vous ne voyez pas que les gens vivent, qu'ils vivent, qu'ils mangent etc. ? Qu'ils sont heureux? Vous ne voyez pas que celui qui a écrit, «la terre est bleue comme une orange » est un fou, ou un imbécile ? - Mais non, vous vous dites, c'est un génie, il a disloqué la réalité en deux mots. Vous énumérez, bleu, terre, orange. C'est beau. Ça décolle de la réalité. C'est un charme infantile. Pas de maturité. Tout ce que vous voudrez. Mais moi, j'ai besoin de systèmes, ou alors je deviens fou. Ou bien la terre est orange, ou bien l'orange est bleue. Mais dans le système qui consiste à se servir de la parole, la terre est bleue et les oranges sont orange. Je suis arrivé à un point où je ne peux plus souffrir d'incartades. Vous comprenez, j'ai trop de mal à trouver la réalité. Je manque d'humour? Parce que d'après vous il faut de l'humour pour comprendre ça? Vous savez ce que je dis? Je manque si peu d'humour que je suis allé beaucoup plus loin que vous. Et voilà. J'en reviens ruiné. Mon humour, à moi, il était dans l'indicible. Il était caché et je ne pouvais le dire. Et comme je ne pouvais le mettre en mots, il était beaucoup plus énorme que le vôtre. Hein. En fait il n'avait pas de dimensions. Vous savez. Moi je fais tout comme ça. La terre est bleue comme une orange, mais le ciel est nu comme une pendule, l'eau rouge comme un grêlon. Et même mieux : le ciel coléoptère inonde les bractées. Vouloir dormir. Cigarette cigare galvaude les âmes. 11è. 887. A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, 0, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z. et Cie. »
« Attendez, attendez un moment, je - » commença la jeune fille. Adam continua :
« Je voudrais arrêter ce jeu stupide. Si vous saviez comme je voudrais. Je suis écrasé, bientôt presque écrasé... » dit-il, la voix non pas plus faible, mais plus impersonnelle.
« Vous savez ce qui se passe? » demanda-t-il. « Je vais vous le dire, à vous. Il se passe qu'on vit, un peu partout ; il se passe qu'il y en a qui meurent de syncopes, le soir, tranquillement, chez eux. Il se passe qu'il y a encore des gens qui souffrent, parce que leur femme est partie, parce que leur chien est mort, parce que leur enfant avale de travers. Vous savez - Et nous, et nous, qu'est-ce qu'on vient faire là-dedans? »
« C'est pour ça que vous avez fait tout ÇA ? » demanda la jeune fille.
« Tout ça QUOI ? » cria Adam.
« Eh bien, ces histoires - toutes ces histoires qu'on - »
«Attendez! » dit Adam. Il se hâtait, comme s'il avait honte de s'expliquer ;
« J’en ai assez ! C'est assez de psychopathologie pour aujourd'hui - Je veux dire - il n'y a plus rien à comprendre. Tout est fini. Vous êtes vous et je suis moi. N'essayez plus de vous mettre continuellement à ma place. Le reste c'est de la foutaise. J'en ai assez, je - je vous en prie, n'essayez plus de comprendre. Vous savez - je, j'ai honte - je ne sais pas comment dire. Ne parlez plus de tout ça... »
Il baissa soudain la voix, et se pencha vers Julienne R. de manière à n'être entendu que d'elle. « Voilà ce qu'on va faire: je vais vous parler, tout bas, rien qu'à vous. Et vous me répondrez de même. Je vais vous dire, bonjour, ça va? et vous, vous me direz, merci, je vais bien. Vous voyez ce que je voudrais : et puis, comment vous appelez-vous, vous êtes jolie, j'aime bien la couleur de votre robe, ou de vos yeux. Vous êtes de quoi? Du scorpion, de la balance ? Vous me direz, oui, ou non. Vous me parlerez de votre mère, de ce que vous avez mangé au dernier repas, ou bien de ce que vous avez vu au Cinéma. Les voyages que vous avez faits, en Irlande, aux îles Scilly. Vous me raconterez une histoire de vos vacances, de votre enfance. La fois où vous avez commencé à vous mettre du rouge à lèvres. La fois où vous vous êtes perdue dans la montagne. Vous me direz si vous aimez vous promener le soir, quand il commence à faire nuit, et qu'on entend les choses cachées qui bougent. Ou quand vous alliez regarder les résultats du bac, sous la pluie, et ce que vous pensiez en parcourant la liste des noms. Vous me parlerez tout doucement, en me racontant des choses tellement minuscules que je n'aurai même pas besoin d'écouter. Des histoires d'orage ou d'équinoxe, des automnes en Bretagne, des fougères plus hautes que vous. Quand vous aviez peur, quand vous ne pouviez pas vous endormir et que vous alliez regarder la nuit à travers les fentes des volets. Et pour les autres, pour tous les autres, je continuerai mon histoire à moi. Vous savez, cette histoire compliquée, qui explique tout. Ce truc mystique. Vous voulez ? »
Les autres s'étaient penchés en avant et observaient; certains, l'étudiant blond, par exemple, souriaient ironiquement. Ils n'y croyaient pas ; ils voulaient tous que cette histoire de l'autre monde se termine, qu'ils puissent rentrer chez eux, manger le dîner, et sortir, ce soir. Au cinéma, il y avait quelque chose, et à l'Opéra, peut-être Gluck.
Adam lut l'assentiment sur la jeune fille ; il le lut sur le cou, tout autour du cou, sur les coins des lèvres, sur les épaules, les seins, la colonne vertébrale, jusque sur les pieds, crispés dans les escarpins à boucles d'or, infinitésimalement divergents ; il repoussa son corps en arrière, et le laissa toucher le pan de mur ; il déplia ses jambes et frôla de loin les genoux nus de la jeune fille. Il sentit sur sa peau les rayures rouges et noires du pyjama; elles dessinaient leurs prolongements sur une sorte de surface solide, impénétrable, qui s'établissait maintenant entre lui et le groupe des étudiants. Sa main chercha, et trouva dans la poche de sa veste, le paquet de cigarettes. L'étudiant à lunettes noires lui tendit à bout de bras une boîte d'allumettes. Dans le petit tiroir de carton, il y avait cinq allumettes : trois brûlées et deux intactes. Adam alluma sa cigarette à la perfection ; seul détail temporel dans cette attitude réussie, une goutte de sueur coula du creux de son aisselle, et vint choir, sous forme de piqûre froide, au niveau de la deuxième côte. Mais ce fut si rapide, et somme toute, si bien toléré, que nul n'eût pu le deviner. Julienne R., tassée sur sa chaise, accusait plus la fatigue: de toute évidence, elle attendait quelque chose. Quelque chose, non point de nouveau, d'étrange, mais de fatalement social, de tranquille, de glacial, comme de barrer un mot sur une phrase, par exemple.
« Il y a un ou deux ans » commença Adam, « pour reprendre mon histoire de tout à l'heure... » Julienne R. prit son cahier d'écolier, et se tint prête à noter l'essentiel.
« J'étais à la plage avec une fille. J'étais allé me baigner, et elle, était restée étendue sur les galets, occupée à lire un magazine d'anticipation. Il y avait une histoire qui s'appelait « Bételgeuse », je crois. Quand je suis sorti de l'eau, elle était encore là. J'ai vu qu'elle avait chaud, et, je ne sais pas pourquoi, pour l’embêter probablement, j'ai posé mon pied mouillé sur son dos. Elle avait un bikini. Alors elle s'est relevée en sursaut, et elle m'a dit quelque chose. Je ne me rappelle plus ce que c'était. Mais l'important, c'est ça. Deux minutes pIus tard, elle est revenue vers moi, et elle m'a dit : « Parce que tu m'as mouillée tout à l’heure, moi je te prends une cigarette. » Et elle a fouillé dans la poche de mon pantalon que j'avais posé à coté de moi sur la plage, pour prendre la cigarette. Moi, je n'ai rien dit, mais j'ai commencé à réfléchir à partir de ce moment-là. Deux heures après, je me souviens, j'y pensais encore. Je suis rentré chez moi, et j'ai regardé dans le Dictionnaire. Je vous jure. J'ai cherché chaque mot, pour comprendre. Et je ne comprenais toujours pas. J'ai passé ma nuit à y penser. Vers quelque chose comme, 4 heures du matin, j'étais cinglé. La phrase de la fille ne me sortait plus de la tête. Les mots allaient dans tous les sens. Je les voyais écrits partout. Sur les murs de ma chambre, sur le plafond, dans les rectangles des fenêtres, sur les bords des couvertures. J'ai marmotté tout ça pendant des jours et des nuits. J’en étais malade. Puis, j'ai recommencé à y voir clair. Mais ce n'était plus pareil. C'était comme si tout était devenu faux, ou juste, du jour au lendemain. Je me suis dit, de n'importe quelle façon que je tourne La Phrase, ou les faits qui lui sont parallèles, ça DOIT être de la logique pure. Je veux dire, j'ai tout commencé à comprendre, clairement. Et j'ai pensé qu'il fallait que je parte, que je balance ma moto á la mer, et tout le reste. Je me suis imaginé que le »
Mais déjá Adam avait disparu aux yeux de tous, comme il avait dû disparaître aux yeux de sa mère, de Michèle, et de beaucoup d'autres ; isolé à l'extrémité éclairée de l'infirmerie, il flottait quelque peu, de ses membres grêles, de sa tête ovoïde, de sa main gauche où collait une cigarette horizontale. Son corps, tenu bien droit sur la chaise de métal, semblait fumer au sein d'un chaos involontaire ; un rien, sa mâchoire de prognathe, son front perlé de sueur, et peut-être ses yeux triangulaires, servaient à le métamorphoser en créature préhistorique. On aurait dit qu'il émergeait sans cesse d'une eau trouble et jaune, sous forme de volatile lacustre, les plumes plaquées sur la peau, chaque muscle microscopique en mouvement pour l'élever vers l'éther. Sa voix se déroulait sur le peuple terrestre, plus trop compréhensible, et l'entraînait sur ses ondes comme un cerf-volant. Au-dessus de lui, près du plafond, deux sphères azurées se bousculaient, répercutant en orages magnétiques les chocs de leurs enflures adverses. C'était comme l'idée d'un Dieu des destins, un nœud de mystères et de canonisations, né un jour de l'étincelle entre deux rouages de locomotive. Adam se transformait en mer. À moins qu'il ne se fût endormi, sans posture, à la suite de l'influence magnétique du regard de Julienne R., ou de la persuasion hypnotique d'un simple pyjama à rayures. En tout cas, il voguait en arrière, mou, transparent, ondulant, et dans sa bouche les mots se heurtaient comme des galets, en produisant de curieux borborygmes. Tout un réseau de bouillonnement avait garni la pièce étroite, et les autres étaient en danger de le suivre. Quand Adam s'arrêta de parler, et se mit à pousser de faibles grognements, le médecin se décida á agir ; mais c'était trop tard. Il cria deux ou trois fois,
« Hé, M. Pollo! M. Pollo! Hé-Hoh! »
en secouant Adam par les épaules. Puis il vit sur cette tête maigre, aiguisant cette physionomie parcheminée, une espèce de rictus. Ça commençait haut, juste au-dessous des pommettes, et ça fendait le visage en deux sans écarter les lèvres, sans montrer la moindre incisive. Alors, il abandonna tout espoir, et fit appeler l'infirmière. Longuement, un à un, ils évacuèrent la pièce froide, tandis qu'on emmenait Adam titubant à travers les couloirs.
Au cœur de son sommeil, Adam sentit qu'ils partaient ; ses lèvres bougèrent, et il faillit murmurer, « au revoir ». Pas même un grognement ne sortit de sa gorge. Quelque part, au bas d'un cahier, un crayon à bille bleu écrivit un mot, en crissant doucement sur le papier : « aphasie ».
Tandis qu'il passait un angle, puis deux du couloir, agrippé par le bras tiède de l’infirmière, Adam entrait dans la légende. Il pensait peut-être, tout bas, tout ténu, longtemps avant ses cordes vocales gelées, qu'il était bien dans son domaine. Qu'il l’avait enfin trouvée, la belle maison rêvée, fraîche et blanche, bâtie en plein silence au centre d'un jardin merveilleux. Il se disait qu'il était heureux, tout seul dans sa chambre peinte en beige, avec une seule fenêtre d'où coulaient toujours les bruits de paix. Il n'était pas contre ; il allait l'avoir, ce repos pérenne, cette nuit boréale, avec son soleil de minuit, avec des gens pour s'occuper de lui; des promenades au grand air et des sommeils souterrains ; même, parfois, de jolies infirmières qu'on peut emmener, le soir dans les taillis